10

Cet été, Grattan Dalton le passa dans une prison californienne. Vers la mi-mai, Will Smith, le détective des chemins de fer, s’était présenté devant sa cellule avec un journal de l’Oklahoma. Il avait enfilé ses lunettes et lu à voix haute plusieurs articles sur l’attaque du Santa Fe-Texas à Wharton ; cette poule mouillée de Ransom Payne figurait parmi les témoins cités. Smith avait replié ses binocles et fait des gorges chaudes :

« J’ai beau me casser la nénette, je ne pige pas pourquoi tes frangins feraient un coup pareil alors que ton procès est pour bientôt. Il me semble que ça risque de monter un peu les jurés contre toi. »

Grat était étendu sur son matelas, les mains derrière la tête. « Peut-être qu’ils n’avaient rien de mieux à faire, conjectura-t-il. Peut-être que la répétition de la chorale avait été annulée. » Smith avait porté ses pas six cellules plus loin, jusqu’à celle où Bill Dalton compulsait un ouvrage de droit en suivant les mots du doigt. Smith avait pris des nouvelles de la famille de Bill et du procès qui approchait, mais mon frère avait entrepris de réciter le texte à voix haute jusqu’à ce que le détective s’en aille.

Bill comptait tellement d’amis dans le comté qu’il paraissait peu probable au procureur d’obtenir une quelconque condamnation, aussi mon frère fut-il libéré sitôt après sa mise en accusation. Les choses furent différentes pour Grat, qui fut inculpé de « tentative de vol à main armée » à Alila. Le procès eut lieu au tribunal du comté de Tulare, à Visalia, le 18 juin 1891. Breckinridge, l’avocat de mon frère, pénétra dans la salle d’audience en parcourant pour la première fois le dossier préparé par son assistant. Il serra la main des représentants du ministère public et de plusieurs cadres de la Southern Pacific présents dans l’assistance, avec qui il échangea quelques mots à voix basse et rit un peu plus longtemps qu’eux. Il sentait l’hamamélis lorsqu’il prit place à côté de Grat. Mon frère, lui, avait le crâne rasé à cause des poux qui infestaient les oreillers de la prison. Ses oreilles ressortaient ; il avait le teint blafard. Il était vêtu d’une chemise blanche trop grande pour lui, ainsi que d’une cravate qu’il avait déjà dénouée.

« Vous n’êtes pas du tout inquiet ? s’étonna Breckinridge.

— J’ai étudié un peu le droit quand j’étais marshal dans le territoire d’Oklahoma et je sais de fait qu’il est impossible de condamner quelqu’un pour complicité à moins que l’un des auteurs présumés du crime n’ait été arrêté. Je vois mal comment ce procès pourrait durer plus d’une après-midi.

— On a déjà vu plus étrange », fit Breckinridge en défaisant les fermoirs de son cartable.

Le procès s’éternisa trois semaines et Breckinridge, le soi-disant avocat de la défense, ne se leva pas plus d’une dizaine de fois de son siège pour formuler une objection. Il ne soumit ni Smith ni aucun autre détective à un contre-interrogatoire. Il accepta que soient retenus en tant qu’éléments à charge les éperons usés de Bob, de même que les deux rosses prétendument utilisées lors de la fuite, et jusqu’au témoignage du mécanicien de la locomotive, d’après qui Grat devait être l’un des bandits, car il était « de taille similaire ».

En juillet, alors qu’il revenait de la pause déjeuner en soufflant sur son peigne à moustache, Breckinridge confia à mon frère :

« Je viens de manger le meilleur poulet avec des boulettes de ma vie.

— Sensass, répliqua Grat. J’ai l’impression que vous avez bien besoin d’énergie. »

Breckinridge le fusilla du regard.

« La meilleure façon de traiter cette affaire, c’est simplement de la laisser suivre son cours. Que l’accusation fasse toutes les erreurs ; nous décrocherons le non-lieu rien que pour insuffisance de preuves.

— Si je suis un tantinet grincheux, c’est peut-être parce qu’un avocat du nom de John Ahern m’a affirmé que j’étais en train de me faire embobiner. D’après lui, la Southern Pacific aurait fait de vous un homme riche.

— C’est ridicule. »

Mon frère gratta ses mains qui le démangeaient. Ses jointures étaient grosses comme des billes d’acier.

« C’est bien là mon sentiment, Mr Breckinridge. Vous auriez dû m’entendre défendre votre honneur face à ces calomnies. J’étais d’une de ces véhémences… ! »

Le 7 juillet, les jurés déclarèrent Grattan Dalton coupable. Breckinridge annonça immédiatement qu’il allait se pourvoir en appel devant la Cour suprême de Californie. Tandis qu’il rangeait ses affaires dans sa serviette, Will Smith, le détective de la Southern Pacific enjamba la barrière en chêne, un mouchoir pressé sur les joues, et s’avança jusqu’à Grat.

« Je t’avais bien dit que je t’aurais », fanfaronna-t-il.

Le prononcé de la sentence fut fixé au 29 juillet, puis reporté au 21 septembre afin que les greffiers puissent transcrire les minutes du procès en vue de l’appel.

Grat marina par conséquent tout l’été dans une cellule de prison suffocante pourvue d’un lit à lames, d’une couverture en laine grise, d’un pot de chambre et d’une cruche d’eau. Il lisait le Weekly Delta de Visalia jusqu’à ce qu’il en ait mal aux yeux (ce qui ne prenait guère longtemps), somnolait sur son lit en sentant la sueur ruisseler le long de ses côtes ou s’accrochait aux barreaux la nuit et crachait du tabac à chiquer, pendant qu’une partie des prisonniers en usait avec d’autres comme avec des femmes.

 

 

Après la mort de Bryant, Bob et Eugenia quittèrent tous deux la maison de Hennessey pour l’est ; Miss Moore assista aux obsèques au nom de toute la bande, puis gagna la ville de Wagoner, dans l’Oklahoma, cinquante-cinq kilomètres au sud-est de Tulsa. Elle se fit passer pour une journaliste du magazine Harper’s Weekly envoyée pour écrire une série d’articles sur le territoire, la fin de la conquête de l’Ouest et les derniers bandits de la Frontière. Elle s’aventurait timidement dans une banque et, assise au bord de son fauteuil dans le bureau du directeur, prenait des notes, comme une étudiante. Elle déjeuna ainsi avec un représentant des chemins de fer qui s’aspergea la barbe de soupe à la tomate et une grosse légume des messageries l’accompagna à un Chatauqua[4] pour une conférence dominicale sur les leçons de la Grèce antique à laquelle elle assista à l’abri de son ombrelle ; son cavalier lui paya une citronnade et lui avoua qu’il la trouvait ravissante.

Elle loua un fiacre tiré par un cheval pour se rendre à la gare de Leliaetta, une petite dizaine de kilomètres au nord, où elle partagea le banc d’un télégraphiste fortement moustachu qui n’arrêtait pas de chasser des mouches sur son visage et dont les sourcils étaient pareils à deux bouts de chatterton noir.

Il lui montra le réservoir d’eau, l’aiguillage, le parc à charbon et les lignes de télégraphes avec leurs isolateurs en porcelaine. Il s’accota à un grand sémaphore noirci par la poussière de charbon.

« Leliaetta n’est qu’un arrêt facultatif, expliqua-t-il. S’il y a le moindre danger ou du courrier ou des passagers à embarquer, on lève ce bras-ci, avec la lentille rouge, devant le fanal et le train s’arrête. »

Elle nota tout comme si elle était un peu lente à la comprenette.

« Donc, rouge veut dire “stop”, résuma-t-elle.

— C’est ça, acquiesça-t-il avant de tapoter le bras muni d’une lentille verte. Sinon, je hisse la verte et le train se contente de ralentir un peu jusqu’à la sortie de la ville.

— Vert veut dire “allez-y”. »

Il eut un soupir.

« Sauf que c’est là que ça se complique. Depuis que la bande des Dalton s’est mise à attaquer des trains et à faire du grabuge, on a tout chamboulé. » Il enfonça les mains dans ses poches et suivit les rails des yeux. « Le mécanicien envoie un coup de sifflet avant de s’engager dans cette courbe. Je jette un coup d’œil aux alentours et si je réponds d’abord par le signal vert, puis par le rouge, c’est que je vois personne de suspect et qu’il peut freiner pour récupérer le courrier. » Il la dévisagea. « Ça doit être vachement déroutant pour une femme.

— Mais vous expliquez très bien », le rassura-t-elle.

 

 

Bob traversa la Prairie en compagnie de Pierce et Newcomb et ils arrivèrent à l’abri en gazon sous une pluie de septembre si drue qu’elle bosselait nos chapeaux. Doolin, Powers, Broadwell et moi nous pressions sous un peuplier, des gouttes plein la figure, en ciré ou sous des couvertures de laine. Broadwell avait fourré son chat Turtle sous sa chemise et lui soufflait de la fumée de cigarette au nez. Amos Burton, lui, était parti à Dover pour conter fleurette à des filles de couleur la semaine précédente et nous ne l’avons pas revu avant 1892.

Bob portait le ciré blanc qu’il mettait pour voler des chevaux en hiver. Son chapeau était tellement imbibé de flotte que le bord s’affaissait plus bas que ses oreilles et son nez et qu’il lui fallait renverser la tête en arrière pour nous apercevoir. Il a souri.

« Et si on dévalisait un autre train ? » a-t-il proposé.

Nous avons érigé un dais de fortune avec quatre grosses branches et une couverture et Doolin a préparé un pot de tisane au-dessus d’un feu fumant. Comme de coutume avec les habitations en gazon, la mienne se dissolvait sous la pluie. L’eau dégouttait à travers le toit de terre et d’herbe et tambourinait sur les lits et le fourneau comme des grains de café. Nous sommes donc restés accroupis dehors sous la pluie, à discuter de la Missouri, Kansas and Texas, aussi surnommée MK&T ou Katy. La récolte de coton de l’été était en train d’être vendue et on acheminait l’argent par train jusqu’aux banques de Fort Worth et Dallas. D’après Bob, un petit groupe d’hommes pouvait s’en emparer. Eugenia avait engrangé les renseignements nécessaires et nous rejoindrait le lendemain dans l’après-midi. Doolin avait écouté un moment, puis il était allé disposer des bouilloires dehors pour recueillir de l’eau de pluie, car celle de la rivière avait un goût de gypse qui gâtait ses gâteaux et son pain.

Le lendemain matin, la pluie s’était tarie et nous avons passé l’après-midi à l’intérieur de l’abri au milieu de ribambelles entrecroisées de chaussettes, de chemises et de sous-vêtements longs qui séchaient sur des cordes à linge. Newcomb a épluché du maïs, débarrassé ses oignons, ses poivrons verts et sa laitue de la terre du potager et étalé le tout sur la table en vue d’un festin destiné à célébrer notre retour aux affaires.

Puis, pendant que Bob, Doolin et Powers pénétraient dans l’eau marron de la Canadian et se récuraient avec du savon, je me suis accroupi, nu, sur la berge, avec un rasoir, une bande de cuir pour l’aiguiser et un morceau de miroir tacheté. Powers était blanc comme de l’albâtre, à l’exception du visage et des mains ; Bob était uniformément bronzé, à force de nager nu avec Miss Moore. Broadwell est descendu jusqu’au bord en glissant, ses plus beaux vêtements sur le bras, un blaireau et un bol dans la main droite.

« Regarde-moi Doolin qui s’observe la bistouquette, a-t-il lâché, avant de s’écrier : Qu’est-ce que tu fiches, Bill, tu pêches à l’asticot ?»

Doolin afficha un sourire.

« J’ai bien le droit d’espérer une touche ! » a-t-il fait valoir.

Broadwell a attendu que mon rasoir soit à deux doigts de ma joue couverte de mousse et m’a flanqué une claque sur la cuisse.

« Emmett, mon gars ! Content de te voir !

— Ce que tu peux être pénible parfois, Dick ! » ai-je soupiré.

Mon frère, dans l’eau jusqu’aux chevilles, a souri à Broadwell en se séchant.

« Ça va être une sacrée java, pas vrai ? a-t-il lancé.

— Est-ce que je pourrai danser joue contre joue avec elle, Bob ?»

Powers s’est éloigné de la rive à la nage et a flotté sur le dos jusqu’à un bouquet de joncs.

À la nuit tombante, je me suis perché sur le toit, les jumelles aux yeux, tandis que les autres, à croupetons, fumaient des cigarettes et se passaient un miroir et un peigne.

« Je ne veux pas de langage grossier, ni de sous-entendus obscènes, ni de blasphèmes, a rappelé mon frère. Souvenez-vous comment on vous a appris à vous comporter avec les dames. »

Enfin, Miss Moore a fait son apparition, accueillie par sept bonshommes radieux, en chemise blanche et cravate, le chapeau à la main et la tignasse disciplinée avec de l’essence de rose.

Bob l’a soulevée de terre et l’a fait tournoyer, puis ils se sont embrassés pendant deux ou trois minutes et nous les avons sifflés et chahutés. Je suis rentré à l’intérieur pour alimenter le fourneau et j’ai entendu Bob refaire les présentations au cas où Eugenia aurait oublié certains noms. Quelques instants plus tard, elle est venue me trouver et m’a gratifié d’une accolade et d’un baiser fraternel. Je crois qu’elle m’aurait volontiers ébouriffé les cheveux, mais j’étais trop grand pour ça.

J’ai fait frire des steaks de chevreuil et Doolin a cuisiné le reste du repas avec un caleçon noué sur la tête telle la toque d’un chef. Nous nous sommes ensuite installés dehors dans la fraîcheur de la brise et Miss Moore nous a parlé de Leliaetta et de la ferme qu’elle venait de louer à Woodward pour l’hiver. Bob a distribué des fiches indiquant le rôle de chacun et Powers a sorti son violon et son archet. Bob s’est mis à taper dans ses mains et à annoncer les figures d’un quadrille intitulé « Turkey in the Straw », puis de quelques branles, pendant que Broadwell et Pierce dansaient ensemble, en se croisant avec Newcomb et Eugenia.

Pour finir, Bob et sa dame se sont retirés pour la nuit dans l’abri, où deux des lits avaient été accolés l’un contre l’autre, tandis que nous six dormions sur nos sacs de couchage sous la lune laiteuse. C’était presque l’automne, mais nous étions environnés de bruits estivaux : grenouilles dans la rivière, grillons dans l’herbe, cigales stridulantes s’extirpant de leurs mues pareilles à des cloques marron sur les arbres. Des oiseaux nocturnes enchaînaient piqués et rase-mottes.

« Bob est un satané veinard, quand même », a chuchoté Newcomb.

Powers s’est détourné.

« C’est vraiment la belle vie ! » s’est extasié Pierce.

J’ai contemplé les lucioles qui viraient au vert doré çà et là dans la nuit. J’ai repensé à ce que Julia m’avait dit, comme quoi elle pleurait dans son oreiller, et j’ai eu envie d’être riche au plus vite.

 

 

Dans la soirée du 15 septembre 1891, sept hommes en imperméables noirs patientèrent donc pendant une heure avec leurs chevaux sous des peupliers face à la gare de Leliaetta. Trois d’entre eux fumaient ; assis sur une souche, Broadwell nettoyait les verres de ses lunettes anti-poussière avec le foulard bleu qu’il s’apprêtait à porter. Juché sur le troussequin de ma selle, les chevilles croisées sur le pommeau, je répartissais du tabac dans une feuille à rouler. Nos montures avaient brouté le peu de verdure qu’elles avaient trouvé et secouaient leurs rênes, plantées là, avec des regards abrutis, à se déboîter la mâchoire et à agiter la queue de droite à gauche. Soudain, Powers s’est penché en avant avec sa pipe calebasse et il a scruté la voie de chemin de fer en plissant les yeux ; Bob et lui ont émis un claquement de la langue et dirigé leurs chevaux vers la voie en contrebas, où un couple de Noirs muni d’un seau marchait sur le ballast.

Ils avaient tous deux un châle sur la tête et la femme avait l’œil droit blanchâtre à cause de la cataracte. L’homme, âgé, se tenait une cinquantaine de centimètres en retrait derrière sa compagne et touchait le manteau de celle-ci de la main.

Bob s’est retranché derrière le col de son manteau ; Powers a relevé son chapeau en guise de salut à l’adresse de la femme.

« Vous cherchez quelque chose ? » s’est-il renseigné.

Son interlocutrice a cramponné son seau à deux mains. L’homme a lentement levé la tête. Il avait des lunettes, mais l’un des verres manquait.

« Ce vieil homme et moi, on essaye de dénicher un peu de charbon égaré pour réchauffer not’ cabane, a expliqué la femme. On est par là-bas, au bord des rails et l’aquilon fait un raffut affreux. Ça pince salement la nuit.

— Vous n’auriez pas de la besogne pour un gars comme moi, messieurs ? a ajouté l’homme.

— Rien dans vos cordes, a répliqué Powers. Mais remontez donc la voie jusqu’au portique à signaux et jetez un coup d’œil après le passage de l’express. »

Une fois le couple reparti, mon frère a félicité Powers.

« C’est bien, ce que tu as fait, Bill.

— Merci. »

J’ai léché ma feuille de papier à cigarette, je l’ai enroulée et j’ai gratté une allumette sur mon étrier. La vieille a regardé le bout rouge de ma clope dans la nuit en s’éloignant. Broadwell a soulevé l’arçon de sa selle, histoire de donner un peu d’air à son cheval, puis il a resserré la sangle. Newcomb est descendu de sa monture en râlant :

« Qu’est-ce qu’il fabrique, à jacasser avec des négros ? »

Il a écarté son grand imperméable qui lui arrivait jusqu’aux chevilles, déboutonné sa braguette et s’est appuyé de la main contre un érable. Nos selles en cuir grinçaient. Quelque part, dans la ville enténébrée, un chien a aboyé.

« J’ai mal au dos », s’est plaint Doolin.

Bob et Powers se sont attardés au bord de la voie. Le remblai crissait sous les sabots de leurs chevaux qui piaffaient. J’ai épié l’employé courbé depuis la tombée de la nuit au-dessus d’un bureau à l’intérieur de la gare, qui tournait les pages d’un livre et remplissait au crayon toutes les lettres fermées  – chaque a, e, g, o, b, d, q et p.

Bob a éperonné sa monture, qui a enjambé les rails et trotté le long de la voie jusqu’au sémaphore ; Powers a contourné mon frère avec une branche fourchue qu’il avait écorcée et taillée au couteau sur le trajet.

Le préposé de nuit a jeté un regard à la pendule derrière lui, puis quitté sa table, ouvert la porte et s’est avancé sur le quai de chargement, aux aguets, les bottes bien campées sur les planches. Deux sacs de courrier étaient posés sur un chariot. À moins de cinquante mètres de là, Bob et Powers plaquaient leurs mains gantées sur le bout du nez de leurs chevaux, mais les yeux du préposé n’ont pas eu le temps de s’accoutumer à l’obscurité avant qu’il n’entende la locomotive et commence à refermer la porte de la gare derrière lui. Il nous a alors aperçus au milieu des arbres, en face du quai, et s’est figé avec une expression de stupeur des plus comiques avant de claquer la porte derrière lui et de pousser le verrou.

Je l’ai entrevu faire le tour de son bureau, puis il a échappé à mon regard. Pierce a sifflé comme un goglu, Powers a poussé avec sa branche la lentille verte du sémaphore vers le haut et l’y a maintenue jusqu’à ce que le train parvienne à la hauteur d’un haut poteau indicateur blanc et que le mécanicien actionne le sifflet. Powers a laissé retomber un bras, remonté le second et la lanterne s’est teintée de la lueur rubis du signal danger. La locomotive a commencé à freiner.

Mon frère a ôté mes jumelles de devant ses yeux et son voisin d’à côté a déclaré avec solennité :

« C’est une sacrée bonne femme que tu t’es dégottée.

— Tu l’as dit », a acquiescé Bob.

Les cinq d’entre nous qui étaient encore sous les arbres ont engagé leurs chevaux dans la pente. Le mien venait d’arracher quelques feuilles à un orme, mais il n’avait pas l’air de trop apprécier le goût.

« Bryant est mort, a proclamé Doolin. Évitons tout meurtre gratuit. »

Mon frère a fait gravir à son cheval les marches en bois du quai et il est allé jusqu’à la porte de la gare, à l’intérieur de laquelle la lampe à pétrole avait été soufflée. Il a mis pied à terre et pris position à côté de la porte, le pistolet à hauteur de joue.

« Hé ! Hé ! j’aimerais bien que tu survives à ce soir. »

Il a entendu un tiroir s’ouvrir, puis se refermer. La chaise du bureau a gémi.

Entre-temps, Newcomb et moi nous étions postés à l’est de la voie et Broadwell et Pierce à l’ouest. Nous avons ajusté nos foulards bleus sur notre nez et avons fait reculer nos chevaux tandis que la cloche tintait et que le sifflet retentissait à nouveau, et j’ai été saisi par cette pétoche qui vous prend au voisinage de certaines machines monstrueuses. La locomotive était noire, bouillonnante, grande comme un magasin de chaussures. Il y avait des brins de soude roulante dans le chasse-pierres et le phare de devant crasseux était maculé d’insectes. Une fumée brune roulait de la haute cheminée et s’effilochait, grisâtre, entre les arbres, tandis qu’une vapeur blanche s’échappait de partout par des tuyaux, des buses et des évents. Ma monture a détourné la tête de la vapeur comme d’une mauvaise odeur. Je me suis bouché les oreilles à cause du bruit et j’ai contemplé les rails en acier qui s’écrasaient sur les traverses, puis soulevaient leurs crampons et s’écrasaient à nouveau sous les roues. Le tender, le wagon postal et le fourgon à bagages m’ont dépassé dans un cortège de grincements et lorsque le train s’est arrêté avec une secousse, je me suis retrouvé face à l’unique voiture Pullman. Il n’y avait pas de voiture-restaurant ni de voiture fumeurs  – seulement trois voitures de voyageurs et le fourgon de queue. J’ai remarqué, debout près d’une fenêtre de la voiture Pullman, une femme qui soutenait son sein veiné de bleu avec le dos de la main. Son bébé perdit son long mamelon brun et gigota jusqu’à ce qu’il l’ait à nouveau en bouche.

Doolin, qui s’était accroupi près de l’aiguillage noirci, son pistolet entre les jambes, courut gauchement pendant une quarantaine de mètres avant de pouvoir sauter sur le marchepied de la cabine. Bob attendit sur le quai tel un passager, son revolver dans la main gauche, et il monta à bord du tender en relevant son foulard. Le chauffeur, qui était sur le point de rapporter du charbon jusqu’à la chaudière, lâcha bruyamment sa pelle à la vue de l’arme de mon frère.

Newcomb, masqué, les manches d’imperméable retroussées, était toujours en selle et avait calé le canon de son fusil sur la plate-forme ouverte qui séparait le wagon postal et le fourgon à bagages. J’ai longé au pas sur mon cheval les voitures passagers presque entièrement dans le noir jusqu’au fourgon de queue vide. Afin de démontrer à Dieu comme aux hommes que j’étais un jeune dur, j’ai brisé la lanterne de queue avec la crosse de mon revolver et le vent a soufflé la flamme. En me penchant, je voyais les pattes des chevaux de Pierce et Broadwell. J’ai remarqué un type qui allumait une cigarette sur la plate-forme d’une des voitures passagers du milieu et j’ai braqué mon fusil en l’air, adressé un signe de tête à Newcomb et nous nous sommes livrés à une volée de tirs d’avertissement, imités par Broadwell et Pierce, si bien qu’on aurait dit des portes en acier qui claquaient dans une maison avec de nombreuses pièces. La cigarette tomba du bec du bonhomme et il bondit se réfugier à l’intérieur. Suivirent des hurlements et des cris trompetant qu’il s’agissait d’une attaque et qu’on dévalisait le train. Dans toutes les voitures, les lumières s’éteignirent. Les visages aux fenêtres disparurent. De la vapeur s’exhalait sous les roues.

Powers émergea des ténèbres tel un inspecteur ferroviaire et se hissa sur la plate-forme du wagon postal en s’aidant de la rambarde. Il tenta le coup avec la poignée, puis expédia dans la porte quatre coups de pied avec le talon de sa botte.

« C’est un casse ! Ouvrez !

— Pas question et vous pouvez pas m’y forcer, répliqua le messager. Toutes les portes sont cadenassées. »

Powers fit feu à trois reprises dans l’avant-toit au-dessus de lui et des lambeaux de goudron retombèrent mollement sur le toit du wagon.

« Vous pouvez bien canarder jusqu’à la fin des temps, j’ouvrirai pas, riposta le convoyeur.

— Oh, j’ai de quoi t’encourager  – de la dynamite, en l’espèce… D’après l’étiquette, on devrait pas te revoir avant une demi-semaine. »

Bob et Doolin se présentèrent en poussant le mécanicien et le chauffeur. Les deux cheminots étaient en salopette et coiffés de casquettes à rayures, mais le chauffeur n’avait pas de chemise et sentait pire encore qu’une nichée de moineaux brûlant dans une cheminée. Doolin arma le chien de son revolver, pressa l’arme contre l’entrejambe du mécanicien et lui susurra à l’oreille, tel un amant :

« Prie donc ton collègue d’avoir l’obligeance de faire ce qu’on lui demande ou je réduis ta vie sexuelle à néant. »

Le mécanicien émit un glapissement convaincant et, après un silence de mort d’une minute, la porte latérale s’ouvrit en coulissant et le messager recula jusqu’à son bureau. Broadwell rappliqua au trot sur son cheval, le fusil à l’épaule ; Bob lança la patte et grimpa à bord du wagon, où il parcourut du regard les sacs en toile, le fourneau, le classeur à courrier occupant toute une paroi et la boîte à repas sur la table. Il souleva les plaques en acier du fourneau et constata que celui-ci était vide, puis tira le verrou de la porte communiquant avec la plate-forme. Powers entra, aperçut le convoyeur et lui colla son poing dans la gorge. L’autre posa le genou droit au sol et manqua d’avaler sa langue, mais il en réchappa.

Dans les voitures passagers, les hommes passaient la tête par les fenêtres pour se faire une idée de la situation. Deux d’entre eux étaient armés, mais ils rechignaient à l’évidence à prendre le moindre risque, de sorte que je choisis de ne pas leur prêter attention et qu’ils se rassirent lourdement sur leurs banquettes capitonnées. Cinq ou six des plus téméraires se concertaient sur la plate-forme arrière de la voiture Pullman. Un type avec un chapeau melon se pencha par une portière et m’apostropha :

« C’est quoi, le nom de votre bande ? »

Mon cheval caracolait en s’ébrouant et en trépignant des antérieurs. De l’autre côté du train, j’entendais Pierce gueuler à des passagers de remonter à bord.

« C’est vous, la bande des Dalton ? insista l’homme au melon.

— Comment ça se pourrait, Manion ? le morigéna un voyageur arborant une moustache rousse tombante. Ce garçon n’a pas quinze ans !

— Les Dalton ne sont pas aussi vieux qu’on pourrait le croire.

— Ils ont plus de quinze ans !

— J’en ai dix-neuf, intervins-je.

— Tu vois ? triompha l’homme au chapeau melon.

— Leur cause pas », m’enjoignit Newcomb.

Doolin était sur son cheval quand le convoyeur flageolant s’avança en traînant entre ses jambes un lourd sac de farine à moitié rempli de pièces en argent, qui éraflait le vernis du plancher. Au même moment, Pierce alpagua par le col du manteau un jeune gueulard qui se tenait sur les marches de la plate-forme d’une voiture de passagers vers l’arrière. Deux voyageurs sautèrent alors sur le ballast à sa suite et empoignèrent la manche de l’imperméable de Pierce, ainsi que la bride de sa monture. Pierce décocha un coup d’œil quelque peu embarrassé à Broadwell et Bob tandis que ses agresseurs le malmenaient.

« Rentrez sur-le-champ ! s’écria Broadwell. Vous voulez que je vous rosse à coups de sangle ? »

Un gros type en gilet à carreaux tira un pistolet de petit calibre d’un étui d’épaule et entreprit de s’approcher des desperados rassemblés devant le wagon postal.

« Ce que les andouilles de ce genre me fatiguent ! » soupira Doolin en dégainant son revolver et en faisant faire demi-tour à son cheval. « Regardez ça, il va en avoir les cheveux qui se dressent sur la tête.

— Reste à ton poste », ordonna Bob.

Mais Doolin s’élança avec force hurlements et hululements, en faisant tournoyer son pistolet et en tiraillant. Il galopa droit sur les passagers pétrifiés, l’imperméable flottant au vent, le bord du chapeau rabattu en arrière, et ils détalèrent devant lui. Il fit volte-face à la hauteur du fourgon de queue et chargea à nouveau le long du train, comme lors d’une joute. Le gros en gilet à carreaux bascula à la renverse sur le ballast, se protégea le visage derrière ses bras et Doolin fit valser son chapeau d’un coup d’étrier avant de s’immobiliser à côté de Powers avec un grand sourire, hors d’haleine.

« Je te les ai dispersés comme de la volaille ! » fanfaronna-t-il.

Powers, qui avait le pesant sac de butin sur l’épaule, l’attacha à la corne de la selle de Doolin, qui s’inclina sur le côté.

« Bob est un chouïa fâché contre toi, l’informa Powers. Il dit que c’est à toi de porter ça.

— C’est l’équivalent du bonnet d’âne, pour lui, de se trimballer tout le blé ?

— Je ne sais pas, répondit Powers. Je n’ai pas pensé à demander. »

Mon cheval lambina pour revenir de l’arrière et franchit la voie comme une mijaurée, si bien que je rejoignis la locomotive avec du retard, mais à temps pour mettre en joue mon fusil pendant que Bob faisait remonter les machinistes dans la cabine. Broadwell referma avec effort la porte coulissante du wagon postal et Pierce lui amena sa monture.

« D’après mes calculs, exposa mon frère au mécanicien, vous avez perdu environ cinq minutes. Vous feriez mieux de filer d’ici à toute vapeur si vous voulez atteindre Dallas à l’heure. » Il descendit de la locomotive et ajouta depuis le quai : « Oh, et quand vous parviendrez au portique à signaux, ralentissez et que le chauffeur balance un peu de charbon par-dessus bord. Et ne lésinez pas sur la dose sinon je vous ferai de gros ennuis. »

Le chuintement de la vapeur s’assourdit, les excentriques s’abaissèrent, les roues motrices d’un mètre et demi commencèrent à tourner, les attelages se tamponnèrent et les voitures se mirent en branle avec des gémissements.

Newcomb se dressa sur sa selle, puis il escalada le toit de la gare et longea le faîte avec agilité jusqu’aux isolateurs en porcelaine et aux lignes du télégraphe. Je ne sais pas pourquoi il se donna cette peine. Peut-être par pure malice. Les fils fusèrent de ses pinces, il se suspendit à la gouttière et se laissa retomber sur sa monture ; puis Bob et lui descendirent les marches en bois du quai et piquèrent des deux sur les traverses où il restait de la créosote à la suite du train qui s’éloignait. Le gros en gilet à carreaux agitait le poing depuis la dernière voiture ; au bord de la voie, la vieille Noire pliée en deux ramassait du charbon. C’était un tableau attendrissant à souhait et cela ne nous fit pas tort dans la région de voler aux riches et de donner aux pauvres. Cette pelletée de charbon nous assura le soutien de bien des gens jusqu’à la fin.

 

 

Nous avons cette nuit-là dormi tous les sept sous un tapis de feuilles jaunies. Le lendemain matin à cinq heures, je me suis redressé à l’odeur du café et j’ai vu Bob passer d’homme en homme et jeter un sac en toile tintinnabulant dans les feuilles près de la tête de chacun.

« On dirait le Père Noël », ai-je commenté.

Il a souri.

« Je ferai le partage avec toi plus tard. »

J’ai affirmé ailleurs que le magot s’élevait à dix-neuf mille dollars. En fait, il avoisinait plutôt les dix mille. Divisés par sept, cela représentait presque quinze cents dollars par tête, mais Bob versa seulement aux cinq membres de la bande qui n’étaient pas de la famille une indemnité au lieu d’une part : quatre cents dollars pour une nuit de travail.

Newcomb s’est approché du feu, il s’est servi un quart de café et s’est accroupi pour compter les pièces d’argent et papier-monnaie dans son chapeau.

« J’arrive pas à y croire, Bob ! s’est-il exclamé.

— À croire quoi ?»

Sans bouger la tête de sa selle-oreiller, Doolin a empilé l’argent sur les feuilles. Il a fusillé Bob du regard.

« Où est le reste, Dalton ?

— Le compte est là.

— Je me suis coltiné le sac, a protesté Doolin. Il devait y avoir trois mille dollars rien qu’en pièces !

— C’est exact, a confirmé Bob, mais il y a aussi l’approvisionnement de l’abri, les obsèques de Bryant, les outils, les ustensiles, les pots-de-vin pour les autorités locales, plus Jim Riley qui touche aussi un petit quelque chose pour nous accueillir sur sa propriété. Vous n’y pensez pas, à ça…

— … Ce qui veut dire que toi et Emmett, vous vous partagez quinze mille dollars, s’est emporté Pierce.

— Je ne sais pas d’où tu sors tes chiffres, lui a opposé Bob. Quatre cents dollars fois huit…

— Huit ? a tiqué Doolin.

— Miss Moore, ai-je clarifié.

— Ça fait trois mille deux cents dollars, a poursuivi Bob. J’ai compté le pacson trois fois et il ne se monte qu’à trois mille huit cent quarante-cinq dollars. Tout le reste, c’étaient des titres non négociables que j’ai fichus au feu.

— Ah ! tu les as brûlés, a ironisé Doolin. Dans ce cas, me voici entièrement tranquillisé.

— Bon sang, quand on a attaqué le Santa Fe-Texas à Wharton, on s’en est à peine tiré avec cent vingt-cinq dollars chacun à quatre. Demande à Bitter Creek si tu me crois pas. »

Newcomb a jeté une branche au feu.

« C’est vrai, a-t-il confirmé. Ça m’a même pas fait tout l’été.

— Ce n’est pas une occupation aussi lucrative que ça », a conclu Bob. Il a empoigné sa selle par la corne et enfoncé son chapeau sur sa tête avec un sourire. « C’est juste que c’est mieux que d’escorter du bétail à travers la Prairie et de manger du petit salé aux haricots. »

J’ai bien entendu pris parti pour mon frère, mais les autres ont maronné entre eux pendant le plus clair de la journée. Nous avons suivi l’Arkansas, la Cimarron et la Canadian jusqu’à l’abri en gazon, courbés sur nos selles, en file indienne, à travers les herbes hautes. J’ai dû briser une pellicule de glace matinale pour me laver dans la rivière, puis je me suis rasé à l’aide de mon bout de miroir piqueté de taches pendant que Doolin mitonnait une grosse casserolée avec les provisions qui restaient. Bob a roulé toutes ses affaires dans son sac de couchage, qu’il a attaché sur son cheval, avant de nous rejoindre tous les six, alors que nous étions assis autour du feu avec nos bols.

« Adios, a-t-il lancé.

— Où tu vas, là ? a voulu savoir Doolin.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Comment on va s’y prendre pour préparer le prochain coup ?

— Il n’y aura pas de prochain coup, Bill. Pour Emmett et moi, c’est terminé. »

Broadwell s’est étranglé.

« Terminé ! T’es zinzin, Bob ? Je viens à peine de commencer !

— Tu es plein de surprises, aujourd’hui », a renchéri Pierce.

La prise de bec consécutive a duré presque une heure, mais je n’ai pas ouvert la bouche et Powers s’est borné à écouter, les yeux fermés. J’ai été laver mon bol dans la rivière, j’ai enfilé la plus propre de mes chemises sales, j’ai empaqueté le restant de mes effets dans mon imperméable… J’ai entendu Doolin faire valoir que les messageries alignaient les biffetons sur un plateau, avec un petit nœud, et que la bande n’avait qu’à tendre la main et à dire merci. Je suis allé chercher une mule dans l’enclos et j’ai sanglé mon matériel, mes bottes et tout mon fourbi sur le bât.

J’ai grimpé en selle. Bob expliquait qu’il se battait l’œil de tous les marshals adjoints massés sur nos talons ; ce n’était pas par manque de cran qu’il voulait quitter la bande, c’était tout simplement une question de bon sens : on ne peut pas s’adonner très longtemps au banditisme en toute impunité.

Un truc de ce genre. Je n’écoutais pas très attentivement.

« J’ai vingt et un ans et je sais ce que je veux, a-t-il achevé. Vous et moi, on s’est toujours compris et je sais qu’il en ira de même aujourd’hui. C’est ici que nous nous arrêtons, Emmett et moi  – c’est irrévocable. »

C’est avec une sincère tristesse que j’ai pris congé, noté des adresses et suggéré qu’on se retrouve tous pour Thanksgiving. Bob et moi nous sommes ensuite mis en route pour la réserve de Fort Supply, au nord-ouest, où Miss Moore avait loué une maison dans la ville de Woodward. Les autres s’en sont retournés vers le feu en boudant et en ruminant tels des vagabonds dans un dépôt de chemin de fer, puis Newcomb a arraché la couverture indienne de l’entrée de l’abri, Broadwell en est ressorti avec son chat Turtle dans sa chemise de flanelle et Powers s’est glissé sous la barrière du corral fabriqué par Pierce et a sellé sa monture.

Avant la fin de l’après-midi, il s’est mis à faire très froid pour un mois de septembre. Le ciel était pavé de nuées, la rivière violette, parsemée de flottilles de feuilles. Le vent ébouriffait la robe d’hiver des vaches qui se serraient le long des clôtures. À la tombée de la nuit, les empreintes de sabots dans la boue étaient gelées et j’avais les jointures des doigts rougies. J’ai enfilé une veste en peau de mouton et me suis appliqué à maintenir une distance de dix mètres entre mon frère et moi jusqu’à ce qu’il fasse halte à Canton Lake.

« Regarde là-bas », m’a-t-il dit.

J’ai aperçu au loin, de l’autre côté de l’eau, un attelage de quatre chevaux et un chariot. La bâche blanche portait l’inscription « U. S. GOVT. » et je distinguais, bringuebalés à l’arrière, des représentants de la loi appuyés sur leurs fusils.

« Un détachement à nos trousses, a repris Bob. Tu te rappelles, quand on en était ? Ça me semble si loin. »

Le chariot avait disparu entre les arbres.

« Tu sais ce que j’aimerais, Bob ? lui ai-je confié. J’aimerais pouvoir prendre un chiffon humide et effacer l’année 1891 de l’ardoise. Ça fait neuf mois que je n’ai que misères et tracas.

— Ça va changer, m’a-t-il juré avant de m’emprunter ma blague à tabac et mes feuilles et de se confectionner une cigarette. Tu as marché dans ce que j’ai raconté tout à l’heure ?

— Je saurais pas dire exactement. »

Il a souri.

« Il y a trois mille cinq cents dollars dans chacune de mes sacoches. Sept mille dollars, Emmett. Ça te va, comme revenu annuel ?»

Je suppose que j’aurais dû souligner que ce n’était pas juste de flouer et de plumer des amis, que « comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez envers eux », etc., mais sur le coup, les mots m’ont fait défaut.

« Je vois que ton frère te déçoit, a-t-il deviné.

— Pourquoi tu as fait ça, Bob ? »

Il a eu un sourire en coin et a pressé son cheval avant de s’écrier en me tournant le dos :

« Par cupidité, mon cher Emmett ! L’un des sept péchés capitaux !»

Le sang des Dalton
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